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12/2006 : Les bienfaits de la présence française sous les tropiques



L'AIDE PUBLIQUE AUX DICTATURES


« Vaincre la pauvreté mondiale », « augmenter l’aide aux pays du Sud », « développer l’Afrique »... Pas un sommet international, un G8 ou une assemblée de l’ONU sans que le Président ou ses ministres lancent de vibrants appels contre la misère du monde. Dernier dada de Jacques Chirac : taxer les billets d’avion pour augmenter l’aide aux pays dits sous-développés. La France serait-elle la meilleure amie des pauvres ? Guillaume Fine - auteur de L’Aide publique au développement, un outil à réinventer (éditions Charles Léopold Mayer, 2004) - a enquêté dans le marécage.


CQFD : En 2005, l’État français a dépensé 8 milliards d’euros au titre de l’Aide publique au développement (APD). Que signifie exactement cette expression ?

Guillaume Fine : Officiellement, il s’agit de l’ensemble des crédits publics qu’un État met en place pour « favoriser le développement économique et l’amélioration du niveau de vie des pays bénéficiaires de l’aide. » L’APD peut être octroyée sous plusieurs formes : aide budgétaire, assistance technique, projets, annulation de dette, etc. Les critères précis ainsi que la liste des bénéficiaires sont élaborés par l’OCDE, une institution qui rassemble les trente pays les plus riches de la planète. En 2005, ces pays ont dépensé plus de 100 milliards de dollars d’APD, la France étant le quatrième pourvoyeur mondial.

Ce sont des sommes énormes !

Cent milliards de dollars, c’est impressionnant. Mais beaucoup moins quand on les compare aux 2 600 milliards de la dette des pays dits en développement. Ou aux 360 milliards que ces mêmes pays remboursent chaque année pour payer les intérêts de cette dette. Ou encore aux profits réalisés par les multinationales occidentales dans les pays du Sud, une centaine de milliards chaque année. Bref, quand on étudie les flux économiques mondiaux, on constate que les inégalités entre les pays du Sud et les puissances industrielles s’accroissent. Et ce ne sont pas 100 milliards d’aides occidentales qui changeront la donne. Surtout quand on sait à quoi servent ces aides...

Justement, rentrons dans le détail pour l’APD française : à qui sont destinés ces 8 milliards ? Aux ONG ? À des projets humanitaires ?

Pas vraiment... La part de l’APD française destinée à des programmes d’accès à l’eau, à l’alimentation et aux soins de base représente moins de 15 % du total. De même, moins de 1 % de l’APD française est destinée aux ONG.

As-tu obtenu ces chiffres facilement ?

Non, et c’est bien le problème. Il est très difficile d’obtenir des renseignements précis quant aux lignes budgétaires affectées à l’APD française. Il n’existe pas de tableau récapitulatif de toutes les opérations menées à ce titre, en dépit de quelques récentes améliorations dans la lisibilité du budget. L’opacité est presque totale. D’abord parce que l’APD est gérée par une multitude d’acteurs étatiques : le ministère de l’Économie et des Finances, le ministère des Affaires Étrangères, le ministère de l’Éducation nationale, l’Agence française de développement, etc. Ensuite, les contrôles sont presque inexistants : même le Parlement n’a pas accès aux affectations précises de l’APD, ce dont il se plaint chaque année dans son projet de loi de finances.

Du coup, comment as-tu fait pour enquêter ?!

S’il est impossible de connaître le détail de l’APD française, on peut, en recoupant de nombreuses informations, arriver à s’en faire une idée globale. Suffisamment en tout cas pour comprendre que l’APD, avant d’être un outil de solidarité internationale, est aussi un instrument de politique étrangère au service des intérêts français. C’est très clair en ce qui concerne les anciennes colonies africaines, qui reçoivent la plus grande part de l’APD. On s’aperçoit que plus un pays est exportateur de matières premières vers la France, plus il reçoit d’aide. Le Gabon, riche pays pétrolier, reçoit ainsi dix fois plus que le Burkina Faso. Pourquoi ? Parce que l’aide au développement n’est qu’un bras parmi d’autres de la politique extérieure de la France, soucieuse d’améliorer l’accès aux matières premières (routes, ports...), la productivité des exploitations (équipements, usines...) et de conforter les potentats locaux pour qu’ils servent de préférence les intérêts français. Une condition essentielle pour abreuver la métropole en pétrole, uranium, bois exotiques, cobalt, cacao, coton...

C’est ce qu’on appelle la « Françafrique »...

Tout à fait. L’APD est l’un des outils de la domination française en Afrique, dans un système plus global que nous appelons « Françafrique », une nébuleuse de réseaux d’influences commerciaux, politiques, militaires, etc. Orchestré par la Cellule africaine de l’Élysée - mise en place par Jacques Foccart et le Général De Gaulle -, ce système a contribué à mettre au pouvoir et/ou à maintenir les régimes amis de la France, et si possible étendre leur influence. L’aide budgétaire renfloue les budgets de régimes dictatoriaux et corrompus : Sassou N’Guesso au Congo Brazzaville, Omar Bongo au Gabon, Paul Biya au Cameroun, Idriss Déby au Tchad, etc. La diplomatie française accompagne ou cautionne des trucages d’élections, comme celui de Faure Gnassingbé au Togo, en avril 2005. Récemment, l’intervention militaire de la France a permis à Idriss Déby, en avril 2006, de se maintenir au pouvoir face à une opposition politico- militaire organisée. Sans cette aide opportune, ces dictatures s’effondreraient, tant la révolte populaire gronde. Malgré les dépenses gigantesques officiellement consacrées pour aider l’Afrique, la situation catastrophique de ces pays, après quatre décennies de « coopération », est révélatrice. Il suffit de voyager en Afrique pour constater que l’aide a très peu profité aux populations les plus pauvres... C’est tout le système décrit dès 1998 par François-Xavier Verschave dans son livre La Françafrique.





La France est-elle le seul pays qui utilise l’APD pour ses intérêts stratégiques ?

Non, la plupart des puissances occidentales font la même chose. Par exemple, à la fin des années quatre-vingt, des pays comme Israël et la Jordanie, au premier plan des enjeux proche-orientaux, recevaient respectivement une aide de 110 et 280 dollars par habitant, contre 20 pour l’Éthiopie et 15 pour le Bangladesh. Lorsque la guerre du Golfe éclate, les États-Unis annulent près de la moitié de la dette égyptienne en échange de son ralliement au bloc occidental, et comptabilisent cette réduction dans leur budget d’Aide publique au développement. Plus récemment, la hausse de l’APD américaine constatée en 2001 résulte pour l’essentiel du soutien financier de plus de 600 millions de dollars accordé en un temps record au Pakistan à la suite des événements du 11 septembre. Une grande partie de cette aide était destinée à renforcer la sécurité du personnel américain présent sur place. Similairement, l’augmentation de plus de 20 milliards de dollars de l’APD mondiale entre 2004 et 2005 s’explique en grande partie par l’augmentation des crédits destinés à l’Afghanistan et à l’Irak pour leur reconstruction, profitant quasi exclusivement aux entreprises américaines.

Et les entreprises françaises dans tout ça ?

L’APD française a constitué et constitue toujours une manne pour les multinationales françaises. Il y a encore quelques années, l’aide française était « liée » : c’est-à-dire que la France accordait des dons ou des prêts à taux préférentiel, mais seulement si le pays bénéficiaire choisissait des entreprises françaises pour réaliser les travaux financés. Évidemment, les entreprises s’entendaient entre elles pour surévaluer les prix... Ce qui creusait d’autant la dette des pays. Sans compter les « éléphants blancs », ces projets inutiles réalisés simplement pour ponctionner l’APD, avec de juteuses rétributions dans les milieux politiques : des centraux téléphoniques sans électricité, du matériel informatique aussitôt abandonné, etc. Quand ce ne sont pas, à l’inverse, des projets somptuaires tels le complexe universitaire de Yamoussoukro ou la mosquée de Casablanca... Désormais, l’essentiel de l’APD est « déliée » dans les pays dits « moins avancés » mais continue de l’être dans les pays dits « émergents », qui reçoivent la moitié des crédits de l’APD. Il existe plusieurs outils pour cela. Un grand classique : l’État français propose aux pays du Sud de financer gratuitement des bureaux d’étude pour réaliser des enquêtes de faisabilité... qui évidemment favoriseront les entreprises hexagonales comme Bouygues, Vivendi ou Suez...

L’APD peut-elle servir à acheter des armes ?

Oui, mais indirectement. Jusqu’en 1998, l’APD pouvait servir à rembourser des prêts militaires contractés par les pays en développement. Officiellement, c’est désormais interdit. Mais d’autres mécanismes demeurent. Par exemple, la formation et l’encadrement des armées et de la police d’un pays peuvent être comptabilisés dans l’APD. En Afrique, cette « assistance technique » peut contribuer à soutenir des régimes corrompus et criminels, au mépris des populations. C’est ainsi que des Omar Bongo restent quarante ans au pouvoir au Gabon, pour le plus grand bonheur d’Elf d’abord, et de Total désormais.

Lors de sa dernière tournée en Afrique, le ministre de l’Intérieur déclarait vouloir à la fois durcir sa politique migratoire et aider davantage les pays africains...

C’est sans doute pour cette raison que les frais administratifs relatifs aux demandeurs d’asile et à leur logement pendant la première année d’accueil - et très probablement les frais de reconduite à la frontière - sont comptabilisés dans... l’APD ! Environ 400 millions d’euros par an !

L’aide au développement pour virer les étrangers... Il fallait oser. Tu as d’autres scoops de ce genre ?

Oui, l’écolage : il s’agit des bourses accordées aux étudiants étrangers. Or ces bourses profitent essentiellement aux classes aisées des pays pauvres et aux lycéens d’origine étrangère résidant déjà en France avant leur baccalauréat. Elles sont surtout accordées aux pays du Maghreb et d’Asie. Seulement 25 % des étudiants étrangers qui bénéficient de l’écolage proviennent d’Afrique subsaharienne. Or, surprise, l’essentiel de l’écolage est géré par... le ministère de l’Intérieur ! Dernière découverte étonnante, la France comptabilise dans son APD une partie des programmes destinés à la promotion de la francophonie dans le monde : les Centres culturels français, les Alliances françaises, les projets culturels francophones... Plusieurs centaines de millions d’euros affectés chaque année au poste budgétaire : « Affirmation de la dimension culturelle du développement »...

Qui lutte actuellement contre ce dévoiement de l’aide française ?

Des collectifs d’ONG comme Coordination-Sud dénoncent de plus en plus l’utilisation de l’APD française. Mais d’autres associations, comme Survie, vont plus loin et dénoncent l’ensemble de la politique extérieure de la France, notamment en Afrique. Car l’APD n’est qu’un mécanisme de domination parmi d’autres, comme l’iniquité des règles du commerce international, les accords de défense, l’aide militaire, les rapports de force diplomatiques... Il est urgent de dénoncer et d’exiger un changement radical de la politique internationale et un contrôle accru du Parlement sur ces questions. Une occasion nous sera fournie en février 2007, lors du sommet France/Afrique présidé par Jacques Chirac à Cannes. Un contre-sommet citoyen et associatif se prépare...

Propos recueillis par Jonathan Ludd


Article publié dans CQFD n° 40, décembre 2006




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