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06/2006 : Macheteros vs Wal-Mart



ZAPATA ET LA FOI DES ÉLECTEURS


Les images de la furie policière déchaînée contre les comuneros d’Atenco [1] font le tour du monde. La Otra [2], campagne non électorale initiée par les zapatistes, est devenue un miroir du Mexique d’en bas, le seul à ne pas avoir perdu la face. Et son esprit essaime par-delà les frontières.

TROIS MILLE POLICIERS IVRES de haine défonçant des portes à l’aube, tirant les gens de leur lit sur dénonciation, les lynchant sur le trottoir... La mort par balle d’un gosse. La déportation de cinq étrangers, dont deux Catalanes et une Chilienne agressées sexuellement. La mort cérébrale d’un étudiant abandonné sans soin pendant onze heures. Les corps entassés dans les fourgons, baignant dans leur sang. Le viol de trente des quarante-trois femmes arrêtées... L’opération policière du 4 mai contre San Salvador Atenco est maintenant documentée. L’historien Carlos Fazio compare les techniques médiatico-policières mises en oeuvre à Atenco [3] avec celles de la bataille d’Alger. Il s’agit de mettre en scène l’arbitraire afin de terroriser la population. Quarante-et-un policiers et quatre officiers ont été mis en examen. Mais les vrais responsables courent toujours : ils sont en campagne électorale. Tous les candidats aux présidentielles du 2 juillet se sont empressés de chanter en choeur la rengaine sécuritaire. C’est la faute à ceux d’Atenco, qui ont mis en fuite les flics venus déloger huit fleuristes ambulants du marché de Texcoco [4]. Les JT ont hurlé à la mort : « Le gouvernement doit en finir avec ces macheteros », diffusant en boucle l’image de paysans bastonnant deux policiers à terre. Sans dire que cette violence venait en réaction à une violence bien pire : celle de l’imposition (par un maire de gauche) d’un hypermarché Wal-Mart aux dépens des activités agricole et commerçante des gens du lieu. La vidéo Romper el cerco, de Canal 6 de Julio, montre des femmes prenant à partie un journaliste de TV-Azteca, machettes brandies : « Va-t-en, menteur ! »

« Que deviendraient nos fêtes célébrant la fin des récoltes si nous n’avions plus de récolte ? » interrogeait Nacho del Valle, du Frente de Pueblos en Defensa de la Tierra, lors de la mobilisation victorieuse contre un projet d’aéroport international. L’État s’est vengé. Nacho est en prison, accusé de « délinquance organisée, rapt et entrave à la libre circulation »... « Nous pensions que l’heure était au débat. Mais la violence d’État nous a obligé à passer à l’étape suivante, celle de l’organisation. La mobilisation à travers tout le pays a démontré qu’avec ou sans l’EZLN, l’Autre Mexique est en marche. [...] Il faut inventer la façon la plus horizontale et la plus pratique de nous coordonner, sans nous arrêter aux frontières administratives imposées d’en haut », analysent les zapatistes. C’est tellement vrai que la Otra a sauté la frontière Nord. À South Central, quartier noir et latino de Los Angeles, plusieurs hectares de jardins ouvriers, cultivés depuis dix ans sur une friche industrielle, sont en passe d’être expulsés. Un concert de soutien a eu lieu, aux couleurs de l’EZLN. « Demain, ce qui est arrivé à Atenco pourrait arriver ici. Nous résisterons. » Le 3 juin, une rencontre était organisée au Brésil sur le thème de la Otra, source d’inspiration pour les mouvements sociaux bernés par Lula [5]. À Rosario, en Argentine, où on connaît bien le goût amer des désillusions postélectorales, une assemblée populaire se réclame aussi de la Otra.

« Après ça ? Une page de pub, non ? »

« La Otra campaña a eu un impact profond, underground, non spectaculaire. Les zapatistes sont entrés en contact avec les secteurs les plus désespérés et rebelles du pays. Pas de grandes déclarations, mais une vraie écoute » raconte à CQFD Alejandro « Topo » Moreno, membre de la revue La Guillotina. « Ce qui me décourage, c’est que s’y agglutinent aussi les arrière-gardes autoritaires, mao, trotsko et stalinienne, qui se targuent, avec certains jeunes anarcho-punks peu politisés, d’un anti-électoralisme doctrinaire. Alors que les zapatistes n’appellent ni à voter ni à ne pas voter. Je crains une régression idéologique qui étoufferait la fraîcheur du discours zapatiste. Je ne crois pas qu’un gouvernement d’ultra-droite soit pareil qu’un de centre-gauche. La politique du pire n’amène pas la révolution. À Atenco, on a vu que le programme de la droite c’est la guerre contre les pauvres. » Interviewé à 6 heures du matin sur Televisa 2, Marcos [6] se moque : « Vous m’avez invité pour augmenter l’audience ». Puis accuse les médias d’être maître d’oeuvre du durcissement répressif d’un État en déliquescence. Le PRI ? Le parti du narcotrafic. Le candidat du PAN ? Un admirateur déclaré de Hitler. Celui du PRD ? La roue de secours du système. Il demande la libération sans conditions des prisonniers. « Même ceux qui ont agressé les policiers ? ». Oui, répond-il. Il ajoute que quel que soit le vainqueur des élections, il sera déposé par une insurrection civile et pacifique. « Et après ça, Marcos ? », insiste le présentateur agacé. « Après ? Une page de pub, non ? »

D’après Topo, une fraude électorale contre López Obrador [7] est envisageable. Auquel cas, la Otra se mobilisera contre. En cas de victoire de la gauche, la Otra ne désarmera pas et grandira au rythme des déceptions. Vingt-sept des cent six détenus d’Atenco sont en grève de la faim dans une prison de haute sécurité. « Frères, malgré les coups, les viols que nos femmes ont souffert, le viol d’un compagnon, la mort d’un enfant, la tentative de nous arracher ce qui est à nous..., ici, entre les cris des gardes et le harcèlement de certains internés, nous essayons d’oublier l’odeur du sang, les cris, les coups, les menaces... » déclarent-ils dans une lettre. « Scrutez bien les irrégularités de notre procès et diffusez-les dans le monde. » Puis, paraphrasant une chanson populaire : « Quand il y aura une justice, il n’y aura plus ni riches ni pauvres, ni prisons ni lois ». Plus qu’un acte de foi, c’est une piste à défricher. Et ici, où de droite et de gauche on nous promet un capitalisme de caserne ?

Nicolas Arraitz


Article publié dans CQFD n° 35, juin 2006


[1] Ville de la grande banlieue de Mexico.

[2] La Otra Campaña : "l’autre campagne", mobilisation non électorale initiée par les zapatistes mexicains (EZLN).

[3] Voir l'article précédemment publié

[4] Quartier d’Atenco.

[5] Président du Brésil se réclamant de gauche. Il avait fait campagne en promettant d’importantes réformes sociales. Elles ne sont jamais réellement venues.

[6] Sous-commandant Marcos : figure emblématique de l’EZLN (armée zapatiste de libération nationale). Il apparaît toujours cagoulé pour signifier qu’il n’est pas le chef du mouvement, mais un individu parmi d’autres.

[7] Candidat de gauche.





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